Encore un peu et il aurait creusé des tranchées dans le sol. Les mains dans les poches, il tourne en rond depuis déjà trop longtemps avec ses gros sabots pour que plancher y survive tout à fait.

L'arrivée de la tête d'enclume lui fait lever le nez et stoppe net ses aller-retours impatients. Il veut se précipiter à sa rencontre, comprendre la raison de cette absence bien trop longue. Mouvement avorté par l'angoisse glaciale qui le prend au ventre.

C'est impossible...

Murmure incrédule qui refuse d'y croire, quand bien même il peut le ressentir au plus profond de lui-même. Il sait que c'est le sien.

Le forgeron titube et se rattrape au canapé qui couine sous sa poigne quand elle s'orne de griffes acérées. Dans un cri de douleur, ses os craquent et son corps se déforme. Déjà, sa peau se couvre d'une fourrure aussi noire que le néant qui prend possession de ses yeux.

Le coup tombe sur le bout de son museau et la créature couine de douleur en se reculant précipitamment. Vive pour sa taille, elle se réfugie à l'autre bout de la pièce ventre à terre. La serre griffue vient frotter l'endroit où le fer à mordu l'os avec un grondement caverneux, ses yeux rivés sur l'outil de torture.

Lentement, la créature tourne autour de la pièce. Son museau abîmé fixe le marteau et le forgeron tour à tour, alternant grognement menaçant et reniflement curieux.

Passant derrière un fauteuil, elle s'arrête. Son regard abyssal jauge la situation. Soudainement, elle se ramasse et tente de bondir en prenant appui sur le dossier du fauteuil... qui bascule sous son poids, stoppant net son élan. Pour ne rien gâcher, elle manque de se manger l'assise qui remonte, mais l'intercepte en la déchiquetant d'un coup de gueule.

Sans se démonter, elle repart à l'assaut aussitôt le meuble achevé. Tête la première, elle fonce sur le forgeron de toutes ses forces.

Elle s'ébroue pour chasser la sensation du choc avant de le chercher de ses yeux sombre. Elle se fige à sa vue, une patte en l'air dans une attitude méfiante. L'une après l'autre, les serres de la créature cliquettent sur le sol au rythme lent d'une prudence née des brûlures infligées par son agresseur. De façon récurrente.

Basse sur ses appuis, elle est prête à bondir au moindre signe belliqueux. Pourtant, plus elle s'approche, moins elle est sur ses gardes.

A ses pieds, le museau osseux vient lui chatouiller les orteils. Le souffle creux de la créature semble résonner dans le couloir quand il le renifle sur tout son long. Ses grandes pattes se posent de part et d'autre de son corps jusqu'à se retrouver nez à nez avec lui.

Le regard abyssal de la créature dévisage le forgeron, sa peau doucement parcouru par son souffle brûlant.

La créature regarde le corps inerte d'un drôle d'air. Elle lui souffle dessus, lui pousse la tête du bout du nez. Elle joue avec une main du bout d'une griffe. La non réaction de l'inconscient finit pourtant par l'ennuyer et après une dernière bouffée de chaleur soufflée sur le coin du nez, elle fait demi-tour pour quitter les lieux.


La boule au ventre, le forgeron passe la porte de l'atelier.Il ne porte qu'un bout d'étoffe sali de son terrible repas noué autour des hanches.

Les traits tirés par la fatigue - et autre chose ? - il longe le bord de la pièce comme s'il n'osait pas y pénétrer tout à fait. Dans un coin, loin de l'entrée et de l'escalier, il s'écroule sur un tabouret qui proteste sous son poids.

La tête baissée, il joint les mains devant lui, le regard sombre. Les sens attentifs.

Fatigue. Confusion. Culpabilité. Dégoût. Honte.
Le forgeron passe par une ribambelle d'émotion avant de parvenir à remettre son cerveau dans le bon sens. Il se redresse, fuyant le contact de son colocataire en repoussant doucement ses mains.

Je ne crois pas, non. Et... je pense que je l'aurait sentit.

Le simple fait d'énoncer une telle idée tout haut le glace de l'intérieur. Il détourne le regard, faisant mine de se gratter la barbe.

Pourquoi ?

Un rire prend le forgeron qui se cache dans une grande main encore salie de son repas récent. Une hilarité douloureuse qui meurt sur des sons proches de sanglots.

J'ai l'impression d'un retour de bâton cosmique pour la Chasse que nous leur avons fait depuis des millénaires...

Courbé, les épaules affaissées, le visage dissimulé dans sa grande patte, le forgeron des Chasseurs a piètre allure. Accablé par une réalité qui est désormais la sienne, les forces lui manquent pour affronter... Tout ce qui va suivre, mais surtout celui qui se tient à ses côtés.

Je suis désolé... dit-il d'une voix brisée.

Il prend une inspiration tremblante, ravalant des larmes par le peu de force qui lui reste.

Se prendre un manticore de plein fouet lui aurait fait le même effet.
Ça lui retourne les tripes. Ça lui coupe le souffle. Ça lui fait mal.

La mâchoire serrée à en faire ressortir les veines - même si ça ne se voit pas sous la barbe - le forgeron se lève de son tabouret et marche d'un pas lourd jusqu'à la forge. Leur forge. A main nue, il se saisit d'un tisonnier dans l'âtre froid qui lui brule la peau et se retourne vers sa tête d’enclume pour le jeter à ses pieds.

Plutôt crever que de t'abandonner. Alors si tu veux te débarrasser de moi, va falloir me buter, dit-il en pointant le tisonnier au sol. Tu es devenu cette chose par ma faute et je vais l'assumer jusqu'au bout. Je ne sais pas comment. Je ne sais pas si j'en suis capable. Mais je ne te laisserais pas affronter ces horreurs seul. Je m'en fout que ce soit égoïste. Je m'en fout que ce soit dangereux. J'en ai même rien à foutre d'avoir foutu en l'air le peu d'honneur qu'il me restait à t'offrir. Je trouverais un moyen pour qu'on survive à ce cauchemar.

La voix vibrante, le forgeron abîmé darde un regard où brille une détermination d'acier.

Ensemble.

Au final, ça l'a surtout réveillé.

Le forgeron grimace et se gratte la barbe pour réfléchir.

Je suis pas enchanté par l'idée de demander l'aide à un vampire. D'autant plus qu'ils sont capable de raisonner plus ou moins tout le temps. Je sais pas toi, mais j'ai déjà du mal à me souvenir de ce que je fais quand je suis transformé, alors de là à apprendre quelque chose à la chose...

Avec un soupir, il va poser son fessier à peine couvert au bord de la forge. L'air sérieux, les neurones bien plus vivace malgré la fatigue, il passe une main dans sa tignasse grisonnante avant de croiser les bras. Il fronce les sourcils, fait cette moue décidée typique de quand il se met à réfléchir. Mimi en pleine réflexion dans 3, 2, 1...

Les sourcils froncés, le regard fixé sur un point dans le vide, il se met à penser tout haut... et un peu tout seul aussi.

Je pense qu'il faut déjà qu'on en trouve d'autres. Peut-être qu'ils auront des réponses que nous n'avons pas. Et même s'ils n'en ont pas, ça fait toujours du monde capable de nous contenir sans nécessairement avoir envie de nous buter.

Plus il parle, plus il marmonne, les yeux baissés dans une réflexion intense de concentration.

Carrément créer une communauté ? Ça peut aider à contenir les choses. Avec un espace clos où on pourrait forcer les transformations et peut-être finir par les contrôler ? Il va falloir des soigneurs parce que ça va pas être joli joli...

Et il continue, articulant de moins en moins à un volume de plus en plus bas pour finir sur des marmonnements pas franchement compréhensibles.

Un boule lui bloque la gorge tandis que son cœur loupe un battement. Le forgeron se détourne, les dents serrées pour éviter de dire quelque chose qu'il regretterait amèrement. Au lieu de ça, il articule difficilement.

Tant mieux pour toi.

Il se lève aussitôt et se dirige vers l'escalier.

Je vais me laver, gromelle-t-il dans sa barbe.

Les marches grincent furieusement sous ses pas alors qu'il monte sans un regard en arrière.

Le tabouret s'arrête pour jeter un œil derrière lui, puis se débarrasse de son bout de tissus qui part directement à la poubelle. Il marmonne quelque chose d'inintelligible que même leurs oreilles trop efficaces ne peuvent pas comprendre, les siennes couleur pivoine.

Son geste se suspend alors qu'il va pour ouvrir l'eau. Son regard glisse vers la tête d'enclume, au niveau du torse puisqu'il n'est pas capable de le regarder dans les yeux.

Même après ce que je t'ai fait ?

Il sent son cœur taper fort et vite, bien trop conscient que la tête d'enclume peut l'entendre aussi clairement que lui.

Le trot de son pauvre cœur passe au galop furieux. La créature gratte à l'intérieur pour sortir, tendant son échine, sans trouver l'énergie nécessaire.

Dans un élan de courage, il tourne le dos à sa tête d'enclume pour dissimuler l'écarlate de son visage. La main sur le robinet, il rentre la tête dans les épaules.

D'accord.

La seconde d'après, l'eau vrombissante vient tremper sa tête de tabouret horriblement embarrassé qui a bon espoir de ne plus pouvoir entendre ce que son colocataire pourrait bien lui dire.

Le forgeron grimace et attrape le pain de savon. Il se frotte vigoureusement pour faire partir la crasse de sa peau jusqu'à... râler. A voix haute, cette.

Facile à dire... T'as pas les couilles bleues, toi.

Il se retourne à moitié en prenant garde à ne pas le toucher et surtout à ne pas le regarder en face avec ses oreilles écarlates.

En plus que je ne vois pas le rapport entre les galipettes et les transformations. Bref.

A trop parler de galipettes, il va finir par avoir des images bien trop vivaces dans la tête et une situation bien trop gênante sur les bras. Alors, il recommence à frotter, sa peau rougissant sous ses mouvements un chouïa trop vifs.

Et l'Eglise ? Que ce soit arrivé juste après l'apocalypse peut pas être une coïncidence. Ils auront peut-être des réponses.

Les mains de la tête d'enclume lui font l'effet d'un électrochoc qui envoi un frisson courir le long de son dos et une chaleur reconnaissable entre ses jambes. Aussi doucement que possible, il se saisit des mains généreuses - mais gênantes - pour qu'elles le lâchent. Il doit déglutir avant de reprendre la parole.

Je te rappelle que j'ai pas eu de douleur à atténuer, moi, marmonne-t-il alors que ses oreilles s'enflamment.

Il s'éclaircit la voix et tente d'être le plus neutre possible, sans avoir l'impression d'être convaincant.

Si tu penses que ton vamp va pas essayer de nous buter pour protéger sa bouffe, ok. Ca se tente.

Il accélère le nettoyage dans l'optique de : 1, sortir de la douche au plus vite pour mettre de la distance entre eux, 2, se concentrer sur autre chose que la proximité de son fianc-... truc compliqué à poil dans son dos en espérant arrêter de bander rapidement.

Sauf que pour se frotter les jambes, il doit se pencher. En avant. Dans une petite douche occupée par deux grands pas doués.