Il est tard quand il rentre enfin chez lui. Au lieu d'une mâtinée, il lui aura fallu la journée entière pour régler ses affaires. Le soleil artificiel de Gaïa a presque disparu au-delà des toits. Pourtant, les bruits de la forge se font encore entendre depuis la rue. C'est le voisinage qui doit être content.

Un sourire aux lèvres, il passe la porte pour trouver son colocataire toujours affairé. Il s'appuie de l'épaule contre l'encadrement et croise les bras, la tête légèrement penchée sur le côté. Son regard glisse sur le corps de l'autre homme, détaillant tout ce qui lui est donné de voir avec un air très appréciateur.

Il n'annonce pas son retour, profitant plutôt de la vue sans aucune vergogne. Il a toujours aimé le regarder manier son outil.

Un lent haussement d'épaule et une moue qui fait mine de réfléchir alors que le regard azur ne lâche pas les muscles luisant une seule seconde. Oh oui, il le mate. Et ça fait longtemps.

Je dirais une grosse vingtaine d'années.

Un sourire un brin moqueur et le forgeron se déplie pour fermer la porte derrière lui. D'un pas lent, il s'avance dans la pièce jusqu'à être à une distance bien trop raisonnable de son associé, le dévorant du regard tout du long sans la moindre tentative de discrétion. Planté là, il prend le temps de suivre une goutte d'eau des yeux roulant sur sa peau jusqu'à son ventre.

Alors seulement, l'azur rejoint les prunelles noisettes tandis qu'il pointe son outil d'un doigt.

Tu veux un coup de main ?

T'es con.

La pique est un peu dure à faire passer et crispe le forgeron, son sourire disparu au passage. L'air moins enclin à plaisanter tout à coup, il se retourne pour aller poser son cul contre le plateau de l'établi derrière lui. Avec une moue - presque - vexée, il croise les bras, le regard n'importe où à part sur la tête d'enclume.

Faudrait p't'être penser à changer d'associé s'il est moins bon que l'employé. Ce qui serait con maintenant qu'il est plus marié.

Il se grattouille la barbe, puis la lisse - ce qui ne sert pas à grand-chose - avant d'ajouter un détail.

Enfin. A moitié.

Et il recroise les bras, l'air vraiment très engageant. Ou pas.

C'est toujours mieux que pas du tout.

Il tente au début de garder son sérieux, bientôt rattrapé par le trop plein de tension de cette journée définitivement merdique. D'abord discret, son rire prend en ampleur jusqu'à un éclat franc et irrésistible. Une main sur le ventre, l'autre sur le rebord du plateau, il renverse la tête en arrière pour laisser libre court à ce rire tonitruant dont il avait cruellement besoin.

Quand il reprend enfin son souffle, il prend le temps d'essuyer les larmes qui ont perlées à ses yeux.

Puisque ça t'intéresse tant, je vais développer.

Qu'il soit intéressé ou pas d'ailleurs.

L'Eglise a besoin de délibérer sur la validité des arguments apportés pour entérriner la nullité du mariage religieux.

Le petit doigt en l'air, il caricature le ton et l'expression d'un bourgeois coincé du cul pour cette tirade pleine de mots savants. Une fois ses conneries terminées, il se passe une main dans les cheveux jusqu'à se frotter l'arrière de la tête.

Pour les Dalcas et le reste du monde, je suis divorcé.

Il penche la tête sur le côté, l'intérêt autant dans son regard que dans son sourire à le voir sur le point de reprendre le maniement de son outil.

La curiosité filtre dans son regard et il semble sur le point de prononcer quelques mots, pour finalement se raviser. D'une impulsion du bassin, il se redresse en secouant la tête. Il fait quelques pas autour de la pièce, son regard glissant sur le coloc maniant son balais, avant de glisser sur leurs outils.

Le paternel Dalca a eu la réaction à laquelle je m'attendais. Ce vieux con m'a fait clairement comprendre qu'il va nous faire de la mauvaise pub auprès des autres familles. Il voulait me retirer tout droit sur l'Incrustation, mais ce n'était pas l'avis de tout le monde.

Il s'arrête devant son enclume et pose ses grandes paluches dessus. Ses doigts en caressent l'acier, avec la même tendresse qu'on accorde à un trésors que l'on chéri. Un silence s'allonge tandis que sa poitrine se soulève et s'abaisse au rythme d'un souffle profond, calme - ou résigné ?

Pour l'instant, j'ai le droit de poursuivre la maintenance des armes que j'ai créé. Je n'ai plus le droit d'en fabriquer jusqu'à nouvel ordre, sauf remplacement en cas de destruction et avec accord en personne du vieux con.

Il grimace à l'idée de devoir continuer à supporter le patriarche, mais c'est mieux que rien. Il abandonne le tripotage d'enclume et lève les yeux sur son associé. Appuyé sur la pièce de métal des deux mains, il soupire.

Ils m'imposent aussi une taxe non négligeable sur chaque transaction qui implique l'Incrustation. Les marges que je faisais dessus vont être drastiquement réduites. Heureusement que ce n'est pas ma seule activité…

Il a tout de même l'air un peu grognon, le tabouret.

On dirait presque que les informations ont du mal à pénétrer son cerveau. Le regard que lui lance son colocataire, la langue qui passe sur ses lèvres, même la question ne lui tire pas la moindre réaction. Seuls ses yeux légèrement écarquillés suivent l'autre dans son mouvement, les lèvres entrouvertes.

Il est choqué.

Jusqu'à ce que ses neurones se remettent à fonctionner et qu'il se redresse d'un coup, les bras croisés. Une toux factice lui permet de reprendre un peu de contenance avant de répondre.

Je... lui dois un pot en terre cuite.

Il ne s'étend pas sur le sujet, lui laissant le loisir de l'interprétation. Apparemment remis de ses émotions, il penche un peu la tête, l'air très intéressé par la façon dont il attrape ce nouveau manche alors que son regard est ailleurs. Même une fois son colocataire redressé, il ne regarde pas autre chose.

J'ai besoin d'un verre. Je t'en sert un ou tu prends ta douche avant ?

Il encaisse la charge et recule jusqu'à percuter quelque chose dans son dos. Ce n'est pas important. Rien d'autre n'est important que ces épaules sous ses mains, agrippées pour maintenir son équilibre. Que ce regard qui emprisonne le sien. Que ce corps beaucoup trop proche, réveillant à nouveau ce qu'il tait depuis trop longtemps.

Pendant de longues secondes, il ne parvient pas à répondre, hypnotisé par cette obstination qui fait écho à la sienne. L'azur de son regard a presque disparu quand il déglutit pour se permettre de répondre.

Une semaine si tout se passe bien. Sinon, je ne sais pas.

Sa voix est basse, trahissant la tension qui s'installe dans ses muscles. Une main s'élève jusqu'à sa joue qu'il caresse du pouce, le bout de ses doigts dans les mèches humides de son colocataire.

J'ai fait tout ce que j'ai pu.

Ses paupières s'abaissent sur son regard désolé de n'avoir pu faire mieux.

Au mouvement de recul de l'autre, sa poigne se resserre sur son bras pour l'empêcher de s'enfuir. Néanmoins, il le laisse s'écarter suffisamment pour éviter de sentir chez lui ce qui se passe dans son propre pantalon. Même si c'est déjà trop tard.

Il vient couvrir la main sur son anneau de la sienne, la gardant contre son cœur qui bat fort dans sa poitrine. Un sourire vient réchauffer son regard qui hurle un grand OUI sans franchir ses lèvres.

Tu devais pas me faire tout un cirque avec une histoire de genou à terre ou quelque chose du genre ?

Comme s'il allait le laisser s'en tirer si facilement.

Tu te souviens de ce que je t'ai dit ce matin, n'est-ce pas ?

Son air amusé est trahi par l'affection débordante qu'il a au fond des yeux. Toutefois, le regard ancré au sien, il hoche la tête doucement.

Y'en a qui va devoir apprendre à forger un anneau.

Tu oublies bornés.

Il ne le lâche pas. Il ne fait même pas mine de desserrer sa prise sur son bras. De sa main libre, il vient repousser une mèche humide derrière son oreille délicieusement rosé, traçant sa courbe du bout du doigt.

Est-ce si mal que ça de vouloir un peu de romance, même...

Ses mots restent en suspens jusqu'à ce qu'un soupir passe ses lèvres. Il secoue la tête et laisse retomber ses bras le long de son corps, un fin sourire sur les lèvres.

Laisse tomber.

Il cède. Encore. Bien qu'un peu résigné, il ne semble pas déçu pour autant. Il fait un pas sur le côté pour se décoincer de son bout de meuble - mur ? - sans toucher son colocataire. A moins qu'ils ne soient fiancés maintenant ? Trop compliqué.

Si la tête d'enclume ne le retient pas, le tabouret le frôle en lui passant à côté pour aller vers les escaliers. Et le coup précédemment mentionné dont il a encore plus besoin maintenant.

Il se retourne à l'instant où sa main l'arrête, un sourcil levé. Un moment de flottement accompagne le regard incertain qu'il lui lance, puis se baisse sur la main qui le retient au milieu des escaliers et se relève jusqu'à la tête d'enclume.

Ses oreilles prennent à leur tour une jolie couleur rosée avant qu'il ne hausse les épaules.

C'est ce qu'on fait quand on obtient ce qu'on veut en général, non ? J'en sais rien.

Il hausse les épaules et tire sur son bras pour se libérer de la poigne de son colocataire. Il esquisse à peine un geste pour se retourner, mais se ravise aussitôt et attrape la main qui le retenait.

Pourquoi ? Sait pas. S'en fout.

Ses joues s'empourprent instantanément avant qu'il ait le temps de faire demi-tour en le tirant derrière lui. Il a forcément vu.

Il ne fait pas attention au rythme qu'il lui impose dans les dernières marches, alors que lui les montre à pas vif jusqu'à la cuisine. Il le relâche au milieu de la pièce sans un mot et s'en va jusqu'au placard dont il a besoin. Il se plie en deux pour atteindre la bouteille, inconscient de la vue qu'il lui offre, et la pose sur le plan de travail en se redressant. Les bras levés, il en fouille un autre pour trouver deux verres assez grands.

Il ne dit plus rien. Il n'a plus la moindre idée de ce qu'il doit dire.